
"Dans l’odeur de rat crevé qui effleure du linge pour peu qu’on le laisse séjourner sur le rebord d’une baignoire, ne faut-il pas repérer un signe humain essentiel ?” Lacan
Si le Heidegger qu’on lisait dans les années trente grâce à Kojève ou Koyré passait surtout pour l’anti-Bergson, celui qui en 1946 adresse à Beaufret sa Lettre sur l’humanisme est anti-sartrien. La philosophie du Dasein devient une quête de la vérité de l’être, certainement compatible, pour Lacan, avec celle du dévoilement du désir en termes freudiens. Mais l’approche par Lacan de la pensée-Heidegger s’avère éminemment complexe et pour le moins subversive. On le voit bien, à titre d’exemple, dans la traduction proposée par Lacan d’un texte de Heidegger intitulé Logos, lequel se présentait comme un commentaire du Fragment 50 d’Héraclite. On peut y lire la phrase suivante : « l’art est bien d’écouter, non moi, mais la raison, pour savoir dire en accord toute chose une. » En somme le texte dit qu’il faut laisser agir le logos, le “signifiant” selon Lacan, sans se limiter aux intentions du locuteur. La “vérité parle”, donc, selon un slogan lacanien bien connu. Mais on va voir que la traduction de Lacan s’apparente à un véritable détournement de texte. Heidegger assortissait l’“écoute” véritable du logos d’une prédilection pour la langue allemande, seule apte à nous faire redécouvrir la vérité et le sens grecs des choses. Or Lacan, par sa traduction, occulte complètement ce résidu idéologique nazi ; enfin d’autres tours, comme la coupure arbitraire d’un passage important et révélateur, montrent qu’il ne partage visiblement pas la philosophie de l’auteur qu’il traduit. En particulier, en 53, Lacan ne peut pas partager la conception catastrophiste de la science qui est celle de Heidegger. Néanmoins Lacan retrouve chez ce penseur une de ses propres qualités en tant que lecteur et commentateur de Freud, ne serait-ce que le fait de prendre au sérieux le texte dans sa littéralité et le sentiment d’y faire “retour”.
Lacan fut un lecteur et un “traducteur” (davantage qu’un “interprète) étonnant. Voici ce qu’écrivait Gérard Granel (dans “Lacan et Heidegger, réflexions à partir des Zollikoner Seminare”, in Lacan avec les philosophes , Paris, Albin Michel, 1990) : “tout ce que pense Lacan se nourrit d’une violence centrale, à laquelle son discours doit de n’être l’autre d’aucun autre ; capable par conséquent de tout engloutir sans rien accepter, mais en traduisant tout”. Il y va, non d’un “corps de discours”, mais de “la fondation d’une langue, ou mieux de sa gésine”. Quelques lignes plus loin, Granel ramène explicitement cette langue à un “masque analytique” auquel il faudrait associer son alter ego, donc à la fois même et autre, le “masque existentiel” de Heidegger. Il faut comprendre que Lacan et Heidegger, selon Granel, serait les masques de deux principes équivalents, respectivement, l’“inconscient” et l’“existence”, puisqu’en réalité équivalents à l’“ek-sistence”. D’ailleurs, les différences seraient secondaires face à la considération du “jeu” lui-même qui tient à distance, et en rapport, les deux principes. Par un raccourci pour le moins abusif, Granel en déduit que Lacan pense manifestement “avec” Heidegger, s’il n’est directement lui-même un penseur heideggerien, en raison du “jeu”, faisant proximité, postulé entre les deux pensées !
S’il le faut, acceptons de jouer le jeu un moment. Il est vrai qu’entre l’existence et l’inconscient, des rapprochements s’imposent comme par exemple le thème de l’impossible oubli : impossible que l’oubli, ou si l’on transpose, le refoulement, se fasse oublier. Il y va de l’être d’un côté, du désir de l’autre. Que tout dasein se fuyant lui-même, d’un côté, se complaise dans l’inauthentique d’une existence imaginaire ; que la “condition” d’être parlant, d’un autre côté, ne nous dispense pas d’y recoller, à cet imaginaire (c’est la névrose) ; enfin que cette division du sujet humain soit tout son réel, tout cela est exact d’un point de vue lacanien et peut sans doute se transposer en langage heideggerien. Plus encore, cette division de l’existant et/ou du sujet, se faisant tripartition (R.S.I. chez Lacan) sous l’effet de la temporalité relèverait bien tout entier d’un imaginaire (schématisme ?) ek-sistentiel qui est fondamentalement un rapport de mesure de l’homme à lui-même. Comme si, dans une perspective encore plus large, l’enjeu était “de reprendre son bien à toute la tradition, tant métaphysique que scientifique, de l’Occident”. Il s’agirait au fond, pour Lacan comme pour Heidegger, par-delà l’emprise du “sujet de la science” (cogito) comme corrélat essentiel de la science et “constitution narcissique de l’Occident », de reprendre son bien à la philosophie, “de reconduire à sa mesure non seulement tel homme, attaché à son mythe individuel, mais encore l’humanité occidentale, guérie de sa névrose cosmologique-ontologique” (c’est encore Gérard Granel qui fait ce rapprochement).
Bref, si l’on en croit le philosophe existentialiste (Granel en l’occurrence), c’est de l’homme qu’il s’agit et de lui seul, en proie aux mirages de la totalité et aux vertiges de l’existence. En somme, la seule référence du sujet, c’est l’homme (existant), et non l’inverse comme la “modernité” nous le faisait croire. A partir de cette racine commune du sujet existential, il peut paraître tentant de soutenir la gémellité de la psychanalyse lacanienne et de l’analytique heideggerienne. Or ce genre d’interprétation philosophique mêle des considérations sur l’origine du sujet (la subjectivation) avec d’autres relatives aux fins de l’homme (la destination), qui semblent contradictoires. Par exemple entre la “pulsion de mort” à la racine de l’inconscient freudien et “l’être-pour-la-mort” qui définit le Dasein selon Heidegger, il n’est aucune comparaison qui tienne. Cela n’empêche pas Granel de prétendre que la “fraternité de ce dire” psychanalytique (l’homme sujet de sa propre névrose) avec le dire heideggerien réside dans “le noir éclat de l’être-à-la-fin”, autrement dit toujours la destinalité de l’“être-pour-la-mort”. Or il est impossible d’attribuer au sujet lacanien quelque fin que ce soit. La destinalité telle que décrite par Heidegger suppose la forme générale de la conscience et ne peut s’appliquer au sujet de l’inconscient. L’écart reste donc irrémédiable entre une philosophie de l’existence (ce qui ne veut pas dire nécessairement une anthropologie ou un humanisme), comme celle de Heidegger, et une théorie du Sujet comme celle de Lacan. Plus généralement nous serions fondés à évoquer l’“anti-philosophie de Lacan” (et nous le faisons ailleurs). Certes, il arrive à Lacan de se “laisser aller” à philosopher, à propos de l’homme et d’autres choses, mais ce n’est pas sans faire montre d’une ironie ravageuse. Témoin cet échantillon puisé dans le Séminaire VIII, Le Transfert p.451, qui en dit long sur l'"anthropologie" de Lacan : “Dans l’odeur de rat crevé qui effleure du linge pour peu qu’on le laisse séjourner sur le rebord d’une baignoire, ne faut-il pas repérer un signe humain essentiel ?”. Sic.
dm