background preloader

La théorie perverse de la jouissance

05 août 2025

La théorie perverse de la jouissance

(Mientras duermes, film de Jaume Balaguerò, 2011)


Si la perversion n’est pas cet accomplissement de la jouissance qu’elle prétend être, c’est bien parce qu’elle est d’abord un savoir, une conformité avec la jouissance et une volonté de jouir plus qu’une jouissance réelle. Elle relève d’une tension subjective qui laisse peu de marge à l’Autre pour intervenir, notamment au titre du sujet supposé savoir que pourrait incarner l’analyste. Entre la volonté de jouissance et le désir de l’analyste, si l’on peut dire, ce n'est pas le grand amour ; contrairement au névrosé, le sujet pervers n’est aucunement en position de demander ou d’exiger un savoir sur ce qui lui manque, puisqu’il pense ne manquer de rien mais au contraire incarner le savoir nécessaire à toute jouissance. Ce qu’il ne sait pas néanmoins c’est qu’il a, comme tout le monde, un inconscient, apparaissant dans le discours de l’autre, et que cet autre — fût-il réduit à un objet — est nécessaire au déploiement de son fantasme. Celui-ci consiste à atteindre la jouissance à travers le savoir et le pouvoir sur un objet réduit à l’abjection ou lié par un contrat, mais il révèle une structure bien plus complexe. En réalité, l’autre est moins objet que sujet dans la structure de ce fantasme, et il est connu que le pervers tente de provoquer l’angoisse de l’autre beaucoup plus que sa destruction réelle ; et c’est le pervers lui-même qui est objet, qui se place en position d’objet pour assurer la jouissance d’un Autre situé en dehors de la scène. 

Traduisons : il est lui-même le fétiche signifiant le phallus restitué à la mère. Cet Autre, doublant le premier “autre”, il l’incarne aussi bien au niveau de son moi conscient (alors qu’au niveau inconscient, on a vu qu’il se situait comme objet), un moi “fort” qui se veut maître de sa jouissance et de celle des autres. Mais ne nous y trompons pas : cette volonté de complétude, qui est déni de la castration, suppose la reconnaissance implicite de ce qu’il faut dénier, de sorte que le fantasme pervers fonctionne effectivement comme défense. Contre quoi ? Non pas contre la castration, laquelle est bien intégrée (sinon sous n’aurions tout simplement pas à faire à des “sujets”), mais contre la jouissance elle-même qui, si elle était effective, en tant que pure jouissance de l’Autre, abolirait le sujet. Tel est le fond de la doctrine lacanienne. Le déni pervers de la castration protège de la jouissance, car si le sujet doit se faire objet pour préserver la non-castration de l’Autre, il se coupe lui-même de toute possibilité de jouissance. Car dans la version perverse — qu’on pourrait dire infantile — de la “jouissance de l’Autre”, c’est l’Autre qui jouit : “Pour tout dire, commente Lacan, le pervers (...) ne sait pas au service de quelle jouissance s’exerce son activité. Ce n’est en tous les cas pas au service de la sienne” (L’angoisse, séance du 27 février 1963). 

La structure perverse réside dans cette antinomie apparente entre le phénomène du moi fort et le fantasme profond qui situe le pervers comme objet. Finalement le sujet pervers reste défini par rapport à son désir, un désir juste dévié, perverti en volonté de jouissance. Comme il confond le désir et la pulsion, il rabat également l’amour sur l’érotisme, sur une technique ou un savoir-jouir imparable mais insuffisant ; enfin il ignore le désir de l’Autre et l’art de régler son désir sur ce dernier, qui fait tout le “charme” de l’amour, et le remplace par une loi catégorique qui astreint à la jouissance comme s’il s’agissait du Bien suprême. L’erreur de l’érotisme  pervers (qui est aussi perversion de l’érotisme) est de croire qu’il est possible de jouir du corps de l’Autre ; le pervers, comme on l’a dit, ne fait que transférer la jouissance à l’Autre, et c’est par rapport à cette jouissance fantasmatique que se structure son désir inconscient. Mais encore une fois, si la jouissance de l’Autre est affirmée par lui, il ne peut pas ne pas voir que l’Autre manque de quelque manière, d’où la nécessité d’en être le serviteur. La structure est donc complexe : en tant qu’il dénie la castration de l’Autre, il ne peut pas voir qu’il se fait l’instrument de la jouissance éternelle de l’Autre, et par-là même la preuve vivante de ce qu’il dénie ; mais en tant qu’il éprouve sans savoir (comme objet) le manque réel de l’Autre (sans quoi il serait psychotique), il doit se considérer analogiquement par rapport à cet Autre “plein” comme un moi tout puissant, et dénier sa propre division de sujet.

dm