
Justine ou les infortunes de la vertu (BNF)
Il y a la question du névrosé : Ché vuoi ? Et celle du pervers : Que veut l'Autre ? Mais à la différence du premier, le pervers dispose d'un savoir indubitable, d'une réponse préétablie à la question : l'Autre veut la jouissance ! Il la lui faut, c'est une loi inconditionnelle, un impératif catégorique… De plus, le pervers interprète à sa façon cette jouissance et cet impératif : il s'agirait de purifier le corps de l'Autre, le nettoyer de son emprise par le signifiant, en se faisant soi-même l'objet réel dont il aurait été décomplété. Le pervers se veut l'instrument de la jouissance de l'Autre, un bouche-trou zélé soucieux de restituer un Autre vraiment absolu ; d'où sa tentation, fréquente, de rejoindre les plus fidèles serviteurs de Dieu (comme dans les écrits du marquis de Sade) - ou de Satan. Pratiquement, faut-il le préciser, le pervers parvient tout juste à une simulation, un simulacre de la jouissance de l'Autre au moyen d'une mise en scène piteuse, indéfiniment renouvelée. Sa condition réelle de serviteur ou de "prostitué de Dieu" l'effleure d'autant moins qu'il s'identifie imaginairement à l'Autre, se croit en communion avec l'Autre, est l'Autre.
Pour mieux comprendre la position perverse, au regard de la jouissance, rappelons que la théorie lacanienne fait état d'un dualisme entre deux sortes de jouissance : la jouissance phallique et la jouissance de l'Autre, avant d’en ajouter une troisième, supplémentaire, la jouissance féminine. La jouissance de l’Autre d’abord est impossible à réaliser, même à imaginer : est impossible une jouissance du corps comme tel, du corps de l'Autre. Assurer la jouissance de l'Autre, telle serait pourtant la visée du pervers, démentant le primat de la jouissance phallique essentiellement symbolique. "Jouissance phallique" pointe l'Autre en tant que trésor du signifiant et cependant incomplet, troué : cette totalité ne tient qu'à manquer d'Un, d'un signifiant qui s'avère, rapporté au sexe, celui de la jouissance féminine. Ce signifiant fait défaut, et c'est ce fait réel - le pas-tout signifiant - qu'exprime le symbole phallique ("grand Phi" : il y a aussi une version imaginaire ou effective du phallus, comme partie manquante de l'image désirée, et une version objectale ou réelle, l'objet 'a'). La jouissance phallique est la jouissance sexuelle au sens où celle-ci, via le fantasme, se soutient d'une partition symbolique du corps. C'est en cela qu'il tient le coup, qu'il fait Un, mais point d'Un au niveau du "rapport" sexuel de l'homme et de la femme. C'est pourquoi Lacan dit que la fonction phallique supplée au rapport sexuel, tout en nommant indéniablement, pour le sujet, son manque à être ou son manque à jouir. La castration est le sacrifice consenti par le sujet du manque dans l'Autre.
Ce que, on l'a dit, dément le pervers. Celui-ci croit en un sujet de la jouissance sexuelle, qui est l'Autre dans sa complétude. De plus, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, la jouissance perverse, déniant la fonction symbolique (on verra pourtant tout ce qu'elle lui doit), résout à sa manière l'énigme de la jouissance féminine, jouissance laissée en suspens et "supposée" par la jouissance phallique. Car la femme n'est pas-toute dans la jouissance phallique, cette jouissance du Tout, et c'est pourquoi elle n'est pas-toute. D'abord ce qui n'est pas tout, on l'a dit, c'est la jouissance de l'Autre en tant que corps global, pur être corporel a-signifiant livré à la vie. Le corps humain est livré au signifiant, avec lui et par lui : c'est en cela qu'il est joui, dans le plaisir ou la souffrance (cf. le symptôme). Jouissance des sens qui, chez le parl'être, est toujours en même temps "jouis'sens". La jouissance de l'Autre est donc mythique : elle peut être la jouissance fantasmée et horrifique de la Mère (génitif subjectif), ou bien celle du père primitif de la horde qui, selon Freud, aurait possédé toutes les femmes. Mais il en est une autre, une "autre jouissance" qui ne se réduit pas à la jouissance de l'Autre, parce qu'elle supplée à la fois à la radicale impossibilité de celle-ci et à la partialité de la jouissance phallique. L'autre jouissance ne serait pas sexuelle, bien qu'elle appartiendrait en propre à l'autre sexe : le sexe féminin, soit la "place" occupée généralement par "les femmes". Jouissance du corps, en-corps, infinie (et non totale), qui ne serait pas liée à la jouissance de la parole et dont on ne pourrait rien dire (sauf à dire qu'on l'éprouve, ou qu'elle ek-siste, comme dans les écrits des mystiques), non complémentaire mais supplémentaire. Celle-ci n'est pas supposée imaginairement mais déduite logiquement. Car si tout parlêtre s'inscrit dans la fonction phallique, il en est un qui n'y est pas-tout inscrit.
C'est au niveau de cette autre jouissance que le pervers échoue, à vouloir la rabattre sur la jouissance de l'Autre, imaginarisée comme sexuelle (donc phallique, en fait). Il veut alors extorquer aux femmes, à La femme, la jouissance absolue, indicible, hors castration, du corps réel. Ce corps, il ne peut que le laisser pour mort, immobile : c'est en cela seulement qu'il est médusé, motus. Qu'il soit masochiste, sadique, voyeuriste ou autre, le pervers est bien l'agent d'une réification qui tire ses effets d'un rituel symbolique, se voulant purificateur, extrayant du corps jusqu'au nerf de la parole. Ce n'est pas qu'il veuille réduire, comme on le dit, l'Autre au rang d'objet : c'est lui, l'objet. C’est pourquoi le sadique, par exemple, ne tue pas immédiatement sa victime, inerte celle-ci n’a plus aucun intérêt (même s'il y a aussi, indéniablement, une jouissance perverse au meurtre et à la tuerie). Ce qu'il veut provoquer plutôt, c'est l'angoisse de l'Autre, ou plus profondément la division de l'Autre par sa jouissance : c'est en cela, disions-nous, qu'il échoue, puisque cette division s'effectue évidemment par le signifiant. D'une manière générale la perversion ne correspond nullement à un débordement incontrôlé, mais au contraire à une limitation réglée de la jouissance, à une défense contre la jouissance absolue de l'Autre que l'on rencontre dans la psychose.
D’ailleurs, ce n’est pas pour rien que le pervers impose à sa jouissance la médiation symbolique du fétiche. L'érection du fétiche (on parle de ce fétiche transclinique qui est un élément de structure fondamental des perversions) s'accompagne de la transgression et donc de la reconnaissance d'une limite légale concernant l'accès à la jouissance. La perversion constitue une défense contre l'envahissement du réel dans le psychisme, dans la mesure où le fétiche est d'abord ce signifiant phallique qui à la fois indique et voile la castration féminine.
dm